La route 312

4 mars 2010 par Francis

GIFFORDRob Grifford, a passé 20 ans en Chine où il est arrivé à 20 ans pour étudier la langue. Il a exercé une longue activité de journaliste et avant son départ de Chine il a choisi d’effectuer une traversée de la Chine dont on peut prédire qu’elle deviendra mythique. De même que ceux qui veulent découvrir les Etats Unis empruntent la route 66, ceux qui voudront mieux connaître la Chine choisiront de suivre la route 312. Cette route part de Shanghai et se termine 4825 km à l’ouest au poste frontière du Kazakhstan. Le contraste est étonnant entre les provinces riches de l’est, Shanghai, Nanjing, et des provinces plus pauvres comme l’Anhui, le Henan ou le Shaanxi; ces provinces centrales sont le berceau de la civilisation chinoise, là se trouvent des anciennes capitales dont Xian, proche de laquelle a été exhumée l’armée enterrée de l’empereur Qin. La route 312 poursuit son cheminement traversant la province du Gansu, pauvre et polluée avant d’entrer dans la Xinjiang (Turkestan chinois, le far West au sens propre ). Depuis Xian nous sommes sur le trajet de la route de la soie, les arrêts sont scandés par de très anciens postes ou marchés où s’arrêtaient les caravanes; le Xinjiang est la patrie des Ouighours et l’auteur décrit ces lieux extraordinaires où il a pu s’arrêter: Turpan, les grottes de Dunhuang, Urumqi.

Mais ce récit de voyage ne se contente pas d’égrener des noms de lieux à la manière d’un guide. L’auteur semble quelqu’un de très attachant qui effectue ce voyage en taxi, en bus. Il lui appartient une sorte de don de savoir causer avec les gens qu’il croise, d’obtenir qu’ils parlent de leur vie, qu’ils dépassent les banalités du type « la Chine se développe ». Comme une grande partie du voyage se déroule dans le Xin Jiang l’occasion est donnée de réfléchir à « l’intégration » de cette forte minorité nationale musulmane apparentée aux turcs, au projet des autorités centrales de les associer au développement du pays, association qui signe pourtant la perte de leur propre culture.

SHANGAIDe l’est à l’ouest: Shanghai est Manhattan, et Urumqi oasis perdu des années 1920 devient Los Angeles.

Tout au long de ce voyage l’auteur questionne et s’interroge: une visite dans ce pays qui est en train de devenir une grande puissance; quels atouts de développement présenterait ce quasi continent par rapport à l’Inde ? l’histoire plurimillénaire de cet Empire n’empêchera-t-elle pas que la Chine devienne une démocratie ?

Infiniment vraie et déconcertante cette phrase qu’il lâche une jour où on lui a explique comment la corruption a permis que soit effectués dans la province pauvre du Henan des achats de sang dont va découler une diffusion massive du sida, « Je hais ce pays » et quelques lignes plus loin, quelques jours plus tard «  et je sais que je ne peux me passer de me sentir en empathie avec lui »

Je vous livre quelques passages tirés de la conclusion. 

« Il est impossible de rester neutre par rapport à la Chine. Certains étrangers la détestent du moment même où ils y ont posé le pied. D’autres l’aiment à un point tel qu’ils y prennent racine et ne peuvent pas la quitter. Je me demande s’il existe un pays capable d’opérer une telle partition dans les émotions…Ce pays où des milliers de personnes engrangent des millions et où des millions de personnes sont écrasées. Si vous réussissez à rester neutre à l’égard de la Chine c’est certainement que vous n’avez pas prêté grande attention.

Que deviendra la Chine ?KAOSHIUNG 024  enfants

Quand je débutais ma carrière de journaliste dans ce pays, j’établissais des projections: la Chine allait devenir une économie libre puis une démocratie. Mais plus longtemps vous demeurez dans ce pays moins vous êtes tenté de faire des prédictions. Mais je vous dois au moins quelques pistes de réflexion:

La Chine « est une histoire » rectiligne allant vers quelque point même si l’on ne sait pas très bien.

Puis, en suivant la route 312 j’ai pensé que j’avais tort: la Chine est aussi une histoire cyclique. Les cycles chinois sont de très longue durée. Ils s’établissent en siècles ou au moins en décennies, mais certainement pas en années ou en mois. Et j’ai le sentiment que nous sommes dans un moment ou le cycle est en train de tourner.

Et ceci est une question capitale: la Chine va-t-elle une fois encore parcourir le cycle que toutes les dynasties ont suivi ou va-t-elle briser ce cycle et suivre un chemin différent ?

Peinture 03500075Chaque dynastie est venue au pouvoir avec une nouvelle perspective et s’est opposée à la corruption de la précédente. Elle a reçu un bon accueil, a entrepris des réformes, s’est développée, a connu son âge d’or puis est tombée au même niveau d’incompétence et de corruption que le dynastie précédente. Le processus a pris cent ans, deux cents ou trois cents. L’histoire chinoise est celle de l’unification puis de la chute, de l’unification, de l’invasion . Pourquoi le futur serait-il différent ?

La Chine est actuellement ce qu’elle a toujours été. C’est toujours le même style de gouvernement impérial , un gouvernement formé d’un seul parti que le premier empereur d’il y a deux mille ans n’aurait pas de mal à reconnaître. Ceci signifie qu’il n’existe aucun contre pouvoir et qu’il n’y en a jamais eu. Confucius avait tort sur un point: les êtres humains ne deviennent pas meilleurs par eux mêmes.

Il existe des dizaine de milliers de cas de troubles dans les campagnes chaque année. Ceci attire certainement l’attention des dirigeants de Beijing et rappelle quelque chose aux historiens chinois. A moins qu’il ne s’agisse d’invasion étrangère ce furent les révoltes paysannes qui sonnèrent le glas de chaque dynastie. Maintenant qu’il a abandonné les paysans le parti communiste est devenu aussi corrompu que l’ancien Kuomintang contre lequel il s’était dressé dans les années 1930 et 1940. Jusque là, tout est cyclique.

Mais il existe d’autres facteurs qui peuvent faire penser que la Chine actuelle peut, et il s’agit juste d’une possibilité, éviter le sort des anciennes dynasties et pour la première fois inscrire l’histoire dans la linéarité.

D’abord, l’état est beaucoup plus fort que par le passé. Avec la construction des routes qui s’effectue sur une échelle et à une vitesse incroyables le gouvernement actuel peut faire ce que les dynasties antérieures n’avaient pas moyen de réaliser. Ceci signifie que des révoltes paysannes ont peu de chance de succès.

Le second point est que les dirigeants de la Chine actuelle sont chinois (han) et non mandchous ou mongols. Ils représentent les aspirations nationales (nationalistes). Il existe actuellement, et surtout dans la population urbaine, une certaine fierté née de la nouvelle position qu’occupe le pays dans le monde.

HONEST PHARMACYLa troisième raison est économique. Il existe une corruption massive. Le fossé entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser, des masses de la population sont écrasées incapable de faire face aux changements économiques. Mais l’explosion de l’économie chinoise signifie que de nombreuses options sont ouvertes pour ceux qui ont quelque volonté de s’en sortir. La route 312 est une partie de ce jeu. Des paysans en grand nombre l’empruntent certains qu’ils trouveront dans l’arc en ciel de l’est chinois quelque travail dans une usine qui leur permettra d’améliorer leur niveau de vie. Nombreux sont ceux qui ont trouvé ces boulots, difficiles, dangereux dans des endroits qui ressemblent aux usines anglaises que Dickens décrivait, mais cependant des boulots qui leur permettent de gagner en un mois ce qu’ils gagnaient en une année. La route 312 et bien d’autres routes en Chine sont devenues des soupapes de sécurité qui remplacent les rébellions d’antan.

MOTOAvec les changements économiques est arrivée une nouvelle classe moyenne urbaine, informée, mûre, consciente, portée sur les droits individuels; ceci constitue une nouveauté en Chine. Ces urbains peuvent opérer des choix au sein d’un espace public dans lequel il n’existe aucune interférence gouvernementale. Bien sût ce n’est pas comparable avec le monde occidental, cependant les gens ont des choix de plus en plus ouverts et de plus en plus de liberté. Ils n’écoutent plus le gouvernement, ils s’écoutent les uns les autres, ils s’écoutent eux mêmes. Jusqu’à présent ils ne se sont pas opposés au gouvernement dans la mesure où celui- ci leur a permis d’accroître leur niveau de vie. Cette alliance perdurera-t-elle ? Le gouvernement réussira-t-il à maintenir cette classe moyenne dans la satisfaction ? Ces points sont un des facteurs décisifs du futur de la Chine.

Quatrièmement la Chine actuelle ne ressemble plus à celle du passé parce qu’elle a opéré une révolution psychologique. La Chine a cessé d’être auto-centrée et obsédée par son passé. Elle a placé la science au dessus de tout ( à un degré qui semble même excessif) et elle a abandonné des siècles de tradition pour parvenir à la modernité. (les occidentaux devraient essayer de s’imaginer ce qu’il en serait de se débarrasser totalement de leur héritage, la philosophie grecque, les lois de la romanité, le judéo christianisme et même toutes les formes classiques en musique ou dans d’autres arts).

Peinture 03500078La Chine est donc dans une situation très différente des périodes de transition qu’elle a connues dans son histoire. La question est: les dirigeants chinois peuvent-ils gérer cette situation totalement différente d’un manière totalement nouvelle ? Et je dois dire que la réponse est non. La Chine est une société mobile du 21ème siècle enchaînée à un système politique léniniste des années 50 totalement sclérosé. La société change, l’économie change mais la politique ne change pas et ceci risque de poser des problèmes suffisamment graves pour remette en question le développement potentiel du pays. La Chine hyper-puissance? En réalité, elle est beaucoup plus fragile qu’il n’y paraît.

Le troisième principe de la révolution opérée par Sun Yat sen devait conduire à donner au peuple tous ses droits. Ceci n’a pas été réalisé pour deux raisons.

La plupart des dirigeants du parti tiennent à une sorte de droit divin de gouverner sans partage. Deuxièmement, ceux qui savent la nécessité d’entreprendre des réformes sont effrayés: la révolution de 1911 a été un échec et la Chine n’est jamais parvenue à devenir un pays démocratique. » 

Le récit de voyage et la réflexion sur la Chine se termine par cette citation de Lu Xun

« On ne peut pas dire que l’espoir existe; on ne peut pas dire non plus qu’il n’existe pas.

En son commencement, il n’y avait pas de sentiers sur la terre… et quand de nombreuses personnes sont passées par là, une route a été tracée »

Une anecdote qui peut donner à réfléchir pour notre voyage chez les minorités

route 312La route 312 qui suit l’ancienne route de la soie passe dans la ville (ancienne oasis célèbre) de Turpan. Nous sommes dans le Xin Jiang, dans la région de la minorité nationale Ouighour.

La région de Turpan, est célèbre pour sa production de raisins. Concernant les Ouighours, en cette ville touristique, l’auteur note:

« Les minorités nationales en Chine pratiquent beaucoup la danse. Tout du moins, cette pratique assidue de la danse existe dans la tête des chinois han. Il y a autant de stéréotypes dans la tête des chinois han concernant les musulmans qu’il y en a eu (ou qu’il en existe encore peut-être) chez les occidentaux. Quand vous regardez des programmes sur les minorités nationales à la télé, la danse est l’occupation majeure de ces peuples; ils dansent, ils dansent, ils dansent. Et ils tiennent à la main des grappes de raisins pendant qu’ils dansent. Et ils disent aussi que le Chine est une grande famille, une famille heureuse »

Il semblerait que tous les pouvoirs centraux voient en leurs minorités des danseurs puisque Voltaire écrivait déjà à propos des basques: « ce peuple qui chante et danse au pied des Pyrénées »

 Et enfin, ce fait historique dont j’ai entendu parler pour la première fois et qui laisse rêveur sur la manière dont l’Empire a conçu, à une certaine époque, son expansion.

zhenG_he_2 « En 1405, l’amiral chinois Zheng He quitta Nanjing et accomplit un extraordinaire voyage qui conduisit ses vaisseaux dans l’Asie du sud est, en Arabie et en Afrique. Cet épisode a pris place quatre vingt dix ans avant les expéditions de Christophe Colomb. Les sources chinoises indiquent que la flotte de Zheng He comportait 300 vaisseaux et 28000 personnes. Les mêmes sources disent que le vaisseau amiral avait une longueur de 120m.; certains experts doutent qu’il ait été possible de construire un navire de cette longueur à cette époque. En 1492 Christophe Colomb partit avec 88 personnes. La Santa Maria mesurait moins de 30 m.

Les historiens ont l03500161 vaisseau expéditiononguement débattu de la question de savoir ce qu’il en eût été si Zheng He avait poursuivi ses expéditions. Que serait-il advenu s’il avait conquis des territoires ultra marins ? Mais il n’en fut rien. L’empereur qui avait décidé de l’expédition mourut en 1424. Des troubles survinrent en Chine. Un de ses successeurs sur le trône ordonna la destruction de tous les vaisseaux de haute mer. Ainsi, la marine Ming du début du 15ème siècle passa de 350 navires à 0. Cette décision s’avéra catastrophique. »

voir l’article de Wikipedia sur Zheng He (qui appartient à la minorité musulmane hui)

 Le livre China Road . A journey into the future of a rising power par Rob Gifford a été édité en 2007. Il fait suite à des voyages réalisées en 2004 et surtout, pendant 2 mois au cours de l’été 2005.

Une dizaine de photos en rapport avec le voyage sur la route 312 se trouvent sur le site du photographe www.patrickfraserphotography.com

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