Certains d’entre vous connaissent Ma Jian.
Son dernier livre édité en France (Flammarion) est un roman, Beijing coma, que liront avec intérêt ceux qui sont curieux d’avoir des événements qui ont abouti au massacre de Tienanmen, le 4 juin 1989, un « vécu » romancé. On aurait pu écrire de Mai 68 un roman initiatique de ce type, mais personne, à ma connaissance, ne l’a fait ; je n’aurais jamais songé, avant de lire Beijing coma, à rapprocher ces deux « événements ».
Plutôt que ce texte, j’ai choisi de vous bloguer d’un livre édité en 2001 par les éditions de l’Aube. Parce qu’il parle du voyage ; d’un style de voyage comme je n’en ai jamais fait, comme je n’en ferai jamais, ou plutôt que j’aime faire en pensée – je m’adonne avec délectation à la lâche posture, professée par Giono je crois, du voyageur immobile.
Je ne verrai donc jamais, dans la réalité concrète, la Chine telle que la vit Ma Jian ; mais après avoir lu Ma Jian, il y aura dans ce que je verrai en Chine des reflets, des relents, des ressacs… 
Ma Jian
A l’époque où fut publié Chemins de poussière rouge, Ma Jian vivait déjà à Londres – il quitta Beijing pour Hong Kong en 1987, juste avant que ses livres soient interdits dans sa mère patrie - ; c’est ce qui explique que le texte français soit traduit de l’anglais ; ce voyage des mots, du chinois au français via l’anglais, n’est peut-être pas le plus propice à rendre une écriture, et souvent on le regrette car le texte vaut aussi par l’écriture.
Peintre, poète, photographe, romancier, Ma Jian, né en 1953, fut la cible de la campagne contre la pollution spirituelle au début des années 80. Il choisit alors de quitter son emploi et Pékin et entama une errance de plusieurs années qui le vit parcourir la Chine d’est en ouest et du nord au sud puis vice versa.
La « poussière rouge », dans l’imaginaire (hérité du bouddhisme ?) est notre « vallée de larmes » : la terre d’ici bas où nous vivons notre humaine, trop humaine, condition. « Une des voix les plus importantes et courageuses de la littérature chinoise. » dit de lui Gao Xingjian.
Morceaux choisis
- Dans le Sichuan (dont une partie du voyage le long du Yangzi,) p 241
La Chine est un trou noir, je veux plonger dedans. Je ne sais pas où je vais, je sais juste que je devais partir. Tout ce que j’étais, je le porte en moi ; tout ce que je serai m’attend sur la route que je veux prendre. Je veux penser debout, être en cavale perpétuelle. Plus jamais je ne supporterai de passer ma vie enfermé dans une pièce.
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Dans le Shaanxi, région de montagnes (centre, à l’ouest de Pékin), p 280 Au-delà Mishi, les collines en terrasses, totalement nues, se suivent sans fin, l’une après l’autre. Là, il n’y a ni herbes, ni arbres, ni rochers. Lorsque le vent souffle, l’air devient jaune et je ne vois plus rien. Cependant, aussi dur que cela soit, je continue de marcher : ce n’est que sur la route qu’on voit ce qu’on a laissé la veille derrière soi, et ce qui nous attend demain. Sur la route, la vie se mesure en distance parcourue. Plus le voyage nous éloigne, plus longue est la vie.
p 288 Il fait presque nuit quand j’arrive à Yichuan. J’aperçois une cabane en pisé où brille une lumière et je frappe à la porte. Le vieil homme qui m’ouvre jette de la paille dans sa réserve et dit que je peux dormir là. Nous discutons un moment à la lueur d’une bougie. Je lui demande quel a été le plus grand voyage de sa vie.
« Le sommet de la colline, près du fleuve Jaune, me répond-il. -Est-ce loin ?
- A peu près huit kilomètres.
- Et tu n’as jamais eu envie d’aller un peu plus loin ?
- On dit qu’au-delà, il n’y a rien, à part des champs. »
Son visage ressemble à une terre labourée, marqué de profonds sillons.
« Toute la terre n’est pas cultivée ». Sur le moment, j’oublie à quoi servent les villes.
- En arrivant à Sanya, extrémité la plus au sud de la Chine, p 326
Je suis arrivé au bout. Devant moi s’étend la mer bleu noir. L’empreinte de mes pieds s’arrête là où la mer commence. Je ne peux pas aller plus loin. J’en ai pourtant très envie. L’océan hante mes rêves. Mais j’appartiens à la terre, je ne peux que la parcourir.
- En traversant le Xuelin, une contrée très isolée de tout. Dans le Yunnan. Très à l’Ouest et aux confins de la Birmanie, p 399
Je séjournai chez le chef du village. Au cours de la dernière soirée, son épouse cuisina un ragoût de poulet. Après le dîner, nous nous sommes réunis autour du pot de soupe de cochon qui mijotait, et je demandai à chacun quel était son désir le plus cher. Je n’arrivais pas à croire que la vie puisse être aussi simple. Presque tout ce qu’ils désiraient, je pouvais le leur acheter en un clin d’œil, alors que je ne savais toujours pas ce que je souhaitais moi-même (…)
J’ai traversé ce pays en sachant que jamais je n’y retournerais. Ces villages appartiennent au passé. Ma destination est devant moi, quelque part, sur un chemin différent.
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Dans le Tibet, à Lhassa, p 415
- Et toi ? Qu’as-tu appris ici ?, me demande Lui Ren.
- Je ne suis pas venu ici en touriste ou comme un écrivain à la recherche d’histoires exotiques. Je suis venu en pèlerin. J’attendais une révélation – une confirmation, tout au moins ; mais, aujourd’hui, je me sens plus perdu que jamais. Je sens à la fois que l’homme et le Bouddha existent, mais dans deux mondes différents. J’ai souvent l’impression de me retrouver sur une scène. Les gens, autour de moi, sont absorbés par leur rôle ; ils jouent un merveilleux spectacle, mais rien ne me semble réel. Comme je n’ai pas de rôle, je suis réduit à l’état de spectateur, mais il n’y a pas d’endroit où je puisse m’asseoir pour assister au spectacle. Je dois donc me mêler aux acteurs, sur la scène. C’est une sensation affreuse.
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Dans le ciel, sur la route, p 446 / 447 J’ai voyagé si longtemps, dans des lieux si étranges, que j’ai commencé à devenir étranger à moi-même. (…) Je suis venu au Tibet dans l’espoir de trouver des réponses à toutes mes questions non formulées : j’ai simplement compris que, même lorsque les questions sont claires, les réponses ne le sont jamais. J’en ai par-dessus la tête de voyager. J’ai besoin de m’accrocher à quelque chose de familier, ne serait-ce qu’une tasse de thé. Je ne peux pas survivre dans une région sauvage – la nature est infinie, mais ma vie a des limites. (…) J’ai quitté Pékin car je voulais faire mon chemin en solitaire ; mais, maintenant, je sais qu’il n’y a pas de voie déserte : sans cesse, nous croisons une multitude de gens. Je m’arrête ici, non pas parce que l’Himalaya me barre la route, mais parce que mon chemin intérieur a pris fin.
Merci Daniel, pour ces morceaux choisis qui réveillent en moi d’excellents souvenirs passés à la lecture de cette relation de voyage.