MA JIAN – dans les vallées abandonnées du Guizhou

16 novembre 2009 par Daniel

Au col de Motiangling, j’allume une cigarette, jette un œil derrière moi sur le chemin que j’ai fait depuis le Guangxi, puis je regarde le désert de Guizhou 06 guizhouqui s’étend devant moi. Sur la carte, cette région figure sous le nom de « Terre des quatre-vingt mille montagnes ». Seul le vent peut traverser cette mer de hauteurs vertes, je n’y arriverai jamais ! D’abord, les montagnes semblent se moquer de moi. Puis, alors que je les escalade l’une après l’autre, je découvre que chacune a son poids, sa forme ; comme un visage, chacune est unique. Les montagnes que j’ai peintes à Pékin n’étaient que des protubérances de la terre, sans vie. 

Je retire mes « chaussures de journaliste » et chausse mes baskets. Plus j’avance, moins je sais pourquoi j’avance. Je suis devenu une machine à marcher. Aussi longtemps que j’aurai un sac sur le dos, je marcherai jusqu’à ce que je tombe. C’est le chemin qui m’emporte, je le suis aveuglément. J’ai perdu tout sens de l’orientation. Pourquoi ai-je choisi de vivre de cette façon ? Je ne suis pas un chien après tout.

J’ai dépensé presque tout l’argent que j’ai gagné à Guangzhou.06 guangzhou La capitale du Guizhou n’est plus très loin maintenant. Peut-être pourrai-je trouver du travail là-bas ? Je suis guidé par le vent du nord et, deux semaines plus tard, j’arrive enfin, le pas lourd, dans les rues sales de Guiyang, la « Cité des petits tyrans ».

La météo selon Ma Jian

Je me souviens du proverbe qui dit qu’à Guiyangguyang, on ne voit jamais trois jours de ciel clair, trois li de terre plate ou trois pièces dans sa poche !(…)

Nous sommes au milieu du mois d’avril, et les rivières sont pourtant encore glacées. A chaque fois que j’en traverse une, mes jambes restent engourdies pendant des heures.

Petits boulots à Guiyang

Le centre de la ville est si animé que nous avançons difficilement. Un nettoyeur d’oreilles agite ses tiges et crie : « Un mao, une oreille ! » Un masseur aveugle portant des lunettes noires se frotte les mains, attendant son prochain client. Un fonctionnaire de la patrouille anti-crachat attrape un homme d’âge moyen et lui met une amende d’un yuan. A l’angle de la rue, un mendiant joue du luth à trois cordes et chante, les yeux fermés : « La bonté du président Mao est plus profonde que la mer. Il vient, comme le tonnerre dans le printemps, sauver le parti communiste… »

(…) Un réparateur de bicyclettes, accroupi à nos pieds, est en train de retirer des punaises enfoncées dans un pneu. Je me baisse et lui chuchote : « Je parie que c’est toi qui as répandu ces punaises sur la route, petit diable. » Il retourne sa casquette et me jette un coup d’œil de côté.

Tian Bing me fait du pied : « Ne cherche pas la bagarre à Guiyang, me dit-elle. Tout le monde a des couteaux. Hier, quelqu’un a été poignardé à la gare pour sa montre. »

(…)

Thermalisme dans les montagnes du Guizhou

Le jour suivant, je retourne dans la province de Guizhou et gravis le mont sacré Fanjing. 06 MONT FANJINGDes marches de pierre mènent jusqu’en haut. Lorsque les nuages noirs de pluie se sont enfin dissipés, la montagne baigne dans la lumière. Le temple bouddhiste perché au sommet est en cours de restauration ; le lieu est vide. Je regarde, au-dessous, la course des nuages dans le ciel. Il n’y a personne en vue. On se sent bien, loin de la foule, à respirer l’air pur de la montagne.

Deux jours plus tard, je redescends de la montagne et m’achemine jusqu’au village de Shiqian pour me baigner dans les thermes de la dynastie Ming.Dynastie MING Grand-Empereur-Zhu-Di[1]

Lorsque le responsable de la bibliothèque de Shiqian lit ma lettre des Presses de Guizhou, il sourit et me tend les clés du bâtiment. Il y a ici quatre mille livres poussiéreux à feuilleter, à volonté.

Le lendemain matin, j’achète un ticket pour les eaux thermales. Trois bassins sont reliés entre eux : celui des officiels, en haut ; celui des hommes, au milieu ; et celui des femmes en bas. La salle du milieu est pleine d’une épaisse vapeur. Une dizaine d’hommes environ se vautrent dans les eaux bouillonnantes. Ils se nettoient le visage avec des gants de toilettes et lavent leurs vêtements sales, leurs baskets, leurs chaussons et leurs draps avec de la poudre à récurer. L’eau est sale, mais, au moins, la chaleur calme les plaies de ma peau gercée. L’eau qui arrive du bassin des officiels est loin d’être propre ; j’imagine qu’elle est noire en sortant de la piscine des femmes. Le vieil homme à côté de moi se lève et essaie de pisser sur le rebord, mais son jet est faible et l’urine dégouline dans la piscine.

Les chutes de Huangguoschu

L’hiver est si sec que les chutes de HuangguoschuHUANGUOSHU se réduisent à un filet. On ouvrira un barrage demain pour un groupe de touristes étrangers, mais je décide de ne pas attendre. La fête du Printemps a lieu dans deux jours. Je veux aller dans les montagnes pour la voir célébrer dans les villages Miao.

Les montagnes derrière les montagnes

La misère que l’on croise derrière ces montagnes me fait honte. La plupart des gens qui vivent ici n’ont jamais possédé même une paire de chaussures. La famille dans la quelle je séjourne depuis quelques jours cuit sa nourriture dans un morceau de terre cuite. Pour tout repas, ils m’ont servi un bol de gruau de maïs et une tasse d’eau salée. Je leur ai donné mon dernier paquet de biscuits. Ils m’expliquent alors qu’ils ont assez de maïs pour tenir pendant deux cents jours ; le reste du temps, quand le maïs fait défaut, ils doivent faire avec des hérissons et des pommes de terre.

La limitation des naissances

Cet après-midi, les cadres des villages voisins se sont réunis à la maison du comité pour lire le projet agricole des autorités centrales pour 1986. Il y a dix membres du Parti, mais cinq seulement savent qui est Deng Xiaoping,DEN XIAOPING et personne n’a jamais entendu parler du secrétaire Hu Yaobang. En clôturant la réunion, le secrétaire du Parti annonce que la mission de cette nuit est d’arrêter un homme qui a engendré quatre enfants et doit au planning familial une amende de plusieurs milliers de yuan.

« Nous avons mis sa maison sens dessus dessous le mois dernier, mais il ne veut toujours pas se rendre. On l’a vu revenir discrètement deux nuits chez lui, cette semaine, mais il est reparti avant l’aube. Son épouse ne veut pas nous laisser entrer et refuse de nous dire où il se cache. Cette nuit nous devons encercler sa maison et le prendre en flagrant délit. Liu Wang, tu places six hommes en embuscade près de la maison de son oncle et tu n’oublies pas les lampes. Le reste d’entre vous gardera les portes du village. »

Au milieu de la nuit, une vingtaine de miliciens arrivent à la maison du comité et attendent les ordres. Lorsque je vois leurs fusils, je pense que le paysan ne survivra pas à cette nuit.

A ma grande surprise, il se livre sans se battre. Les hommes l’emmènent à la maison du comité, l’attachent à une table, lui font une entaille à l’abdomen et lui sectionnent les canaux déférents. Ensuite plus personne ne s’occupe de lui… Et quand, dans l’après-midi, le paysan occupe le bureau et refuse de s’en aller, personne n’y prête attention.

« Pourquoi ne rentres-tu pas chez toi ? Ton épouse est peut-être inquiète ! » Je pense que, si l’homme reste à toute la nuit, je ne pourrai évidemment pas dormir. Il roule les yeux, tout en tenant d’une main son ventre bandé.

« Je ne partirai pas tant qu’ils ne m’auront pas rendu mon taureau. » Depuis qu’ils lui ont découpé la peau, il ressemble à un ballon de football dégonflé.

« Tu ne t’en tires pas si mal ! Tu as encore quatre enfants chez toi. » Le paysan regarde ailleurs et décide de m’ignorer.

Le comité du village décide alors de saisir certains de ses biens : la porte de sa maison, les vitres de ses fenêtres, les tuiles de son toit et son outillage agricole sont confisqués, mais ce n’est pas encore suffisant pour couvrir l’amende. A la tombée de la nuit, ils le mettent dehors. Après un repas de nouilles au mouton avec les cadres du village, j’ouvre la porte d’entrée pour voir si l’homme est toujours dans les environs, mais il s’est évanoui dans la nuit.

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