L’astre de jade baigne de sa clarté nocturne la poésie de la grande période des Tang (618-907) et des Sung (960-1279).
Moins symbole qu’elle n’est note ou accord, elle accompagne de sa musique céleste tantôt la nostalgie, tantôt la joie, ici la jeunesse, là l’ivresse de l’infini, ailleurs l’amour et le désir, la rencontre souvent, la solitude parfois…
J’ai cherché la musique de la lune dans la « poésie chinoise réinventée » de François Cheng qui nous offre (Entre source et nuage - Albin Michel, 1990 -) l’héritage qu’il emporta dans son exil : poésies connues par cœur, viatique pour ce passage qui fut arrachement à sa langue natale et accès à une langue nouvelle qu’il a aujourd’hui adoptée ; jardin intime où sont conservés quelques trésors de cette période, considérée comme l’âge d’or de la poésie classique chinoise, où l’Empire du milieu, après sa réunification et l’assimilation du bouddhisme, connut prospérité économique et épanouissement culturel.
Durant six siècles, styles et écoles ont rivalisé pour porter la poésie à un haut degré d’accomplissement. Trois figures s’en détachent : Li Po, Tu Fu et Wang Wei.
Pour notre blog j’ai sélectionné des triades :
- une pour chacun de ces trois géants ;
- une autre pour les poèmes d’amour de la même époque Tang (Ch’ien Chi, Tu Mu, Li Shiang-Yin) ;
- une encore pour Li Yü qui sert de passage entre Tang et Sung ; une dernière pour Li Ch’ing-Chao : sur le tz’u chanté par la poétesse s’achève ponctuées de notes Yin, cette évocation de la poésie classique.
Avec cette première chronique, je vous invite à découvrir la première triade : Li Po, Tu Fu et Wang Wei. Je reviendrai dans quelques jours vous proposer la suite de cette musique de la lune.
nota : les quelques mots de présentation de chaque poète sont tirés de l’ouvrage de François Cheng.
Li Po- (701-762) est une figure exceptionnelle : à la vie réglée des mandarins, il préféra la bohème et le vagabondage, cherchant la joie dans l’ivresse et dans la communion avec la nature et le cosmos. La légende dit qu’il serait mort noyé, une nuit d’ivresse, tentant de saisir le reflet de la lune dans le fleuve Yang-tse.
Pensée nocturne
Devant mon lit clarté lunaire
Est-ce du givre couvrant la terre ?
Tête levée, je vois la lune ;
Yeux baissés songe au sol natal.
(Ce poème fut écrit alors que Li Po, condamné au bannissement ; vivait exilé en Chine du sud).
Singes blancs
Singes blancs en automne,
Dansants, légers comme neige :
Monter d’un bond dans l’arbre,
Et boire dans l’eau la lune.
Buvant seul sous la lune
Pichet de vin, au milieu des fleurs.
Seul à boire, sans un compagnon.
Levant ma coupe, je salue la lune :
Avec mon ombre, nous sommes trois.
La lune pourtant ne sait point boire.
C’est en vain que l’ombre me suit.
Honorons cependant ombre et lune :
La vraie joie ne dure qu’un printemps !
Je chante, et la lune musarde,
Je danse, et mon ombre s’ébat.
Éveillés, nous jouissons l’un de l’autre ;
Et ivres, chacun va son chemin…
Retrouvailles sur la Voie lactée :
A jamais, randonnée sans attaches !
Tu Fu- Épris de sagesse et d’idéal confucéen, Tu Fu (712-770) est moins fantasque que son contemporain. Pourtant, il ne connut guère une vie aisée, et, poussé par la nécessité, il connut l’errance et mourut seul, dans une barque, sur le fleuve Yang-tse (le second poème est écrit vers la fin de sa vie).
Nuit de lune
Cette nuit, la lune brille sur Fu-Chou ;
Tu es toute seule à la contempler.
De loin, je chéris les enfants, trop jeunes
Pour savoir se rappeler Longue-paix.
Chignon de nuage au parfum de brume,
Bras de jade dont émane la pure clarté…
Quelle nuit, près de quel rideau, la lune
Séchera nos larmes enfin mêlées ?
(Tu Fu qui connut aussi l’exil, écrivit ce poème à sa femme pendant sa captivité à Longue-paix.)
Chiang et Han
Sur le Chiang et la Han, le voyageur rêve du retour
Lettré démuni errant entre ciel et terre.
Minces nuages : toujours plus loin, dans l’espace.
Longue nuit : plus solitaire avec la lune.
Au soleil couchant, un cœur qui brûle encore ;
Dans le vent d’automne, un corps presque guéri…
Aux temps anciens, on ne tuait pas le vieux cheval :
Il avait d’autres dons que de courir longue route !
Écrit nocturne du voyageur
Rive aux herbes menues. Brise légère.
Barque au mât vacillant, seule dans la nuit.
S’ouvre la plaine aux étoiles suspendues ;
Surgit la lune, pressant les flots du fleuve.
L’homme laisse-t-il un nom par ses seuls écrits ?
Vieux, malade, que le mandarin s’efface !
Errant, errant, à quoi donc ressemblai-je ?
Mouette des sables entre ciel et terre.
Wang Wei - (701-761) est un artiste de génie : peintre, poète et calligraphe selon la grande tradition des lettrés chinois, il est aussi musicien. Lui aussi, à la suite de la rébellion de An Lu-shan connut la prison. Adepte du bouddhisme, porté à la méditation (en quête de « l’ultime vérité » ?) il connut une fin de vie paisible, entre la poésie, la peinture et la compagnie de ses amis, au pied du mont Chung-nan.
La gloriette aux bambous
Seul assis au milieu des bambous,
Je joue du luth et chante à mesure ;
Ignoré de tous, au fond des bois.
La lune s’est approchée : clarté.
Soir d’automne en montagne
Pluie nouvelle dans la montagne déserte,
Air du soir empli de fraîcheur d’automne.
Aux rayons de lune s’ouvrent les branches de pin ;
Une source pure caresse les rochers blancs.
Frôlant les lotus, passent quelques barques de pêcheurs ;
Rires entre les bambous : c’est le retour des lavandières.
Ici et là, rôde encore le parfum du printemps…
Que ne demeures-tu, toi aussi, noble ami ?
A Monsieur le magistrat Chang
Sur le tard, je n’aime que la quiétude.
Loin de mon esprit la vanité des choses.
Dénué de ressources, il me reste la joie
De hanter encore ma forêt ancienne.
La brise des pins me dénoue la ceinture ;
La lune caresse les sons de ma cithare.
Quelle est, demandez-vous, l’ultime vérité ?
Chant de pêcheur, dans les roseaux, qui s’éloigne…