A l’âge des amours (…) pris de mélancolie

3 janvier 2010 par Daniel

shidongLa Fête des Sœurs, à laquelle nous assisterons le 29 avril dans le canton de Shidong, s’inscrit dans la tradition des cours d’amour ; le « youfang » est un rassemblement, à l’occasion d’une fête traditionnelle, qui permet de se choisir et se courtiser. Il n’est pas de fête indiquée dans le calendrier miao où ne se donnent libre cours les rituels de l’élection et de la séduction. La parure des jeunes filles miao, d’un raffinement extrême, participe aux jeux de l’attraction. Jean-Pierre a blogué, ici, sur le batik, savoir-faire largement mis à profit dans la mode miao, et celles-ci n’hésitent  pas à recourir à la jupe plissée, parfois mini mini mini (1). lusheng

Orfèvrerie et autres parures en argent (qui peuvent peser jusqu’à 10 et 20 kg !) d’une grande élégance contribuent à la recherche vestimentaire ; certaines coiffures sont d’une sophistication rare. Plus troublants encore que ces riches ornements, parce qu’ils sourdent de l’intériorité, sont les « chants volants », chants d’amour, évoqués dans le texte de Gao Xinjiang. Même si Gao Xinjiang ne s’y attarde pas dans ce texte – on voit bien qui fait défaillir son coeur !-, les garçons ont aussi leurs propres armes de séduction (ils ne se contentent pas de faire leur choix comme dans un marché de melons !).

 Il est pinstrument lushengrobable que l’« orgue à bouche » dont il est question dans le texte soit le lusheng, instrument à vent constitué de tuyaux de bambou munis d’une anche de cuivre et ajustés sur un tube central dont la longueur peut varier de 20 cm à 6m ! Les possibilités musicales du lusheng sont limitées, mais les musiciens se groupent pour en jouer et ils évoluent en chorégraphies spontanées qui ajoutent au charme de la musique et participent à la parade amoureuse. L’amour libre des Miao n’est, paraît-il, pas davantage du goût de la pudibonderie maoïste que de celui des confucianistes (Francis nous dira peut-être pourquoi cette philosophie se méfie de l’amour libre). Il fut pourtant fort pratiqué dans la Chine ancienne (je possède d’ailleurs, à cet égard, quelques estampes suggestives – pour ne pas dire instructives-) ; j’ai appris par ailleurs que les poèmes d’amour miao – hélas je n’en ai lu aucun – ne rechignent pas à recourir à la grivoiserie, à l’instar du Shijing (livre des odes), vieux livre de poèmes chinois.  

(1) Vous souvenez-vous de cette prière occidentale très sixties : « 700 millions de Chinois, et moi, et moi, et moi » (ils sont aujourd’hui le double !) sans compter les Miao.

la montagne de l'ame  »Dans la rue qui longe le fleuve, chaque famille reçoit ses amis et ses proches ; chez certains, les invités sont si nombreux que les tables couvertes de plats débordent sur la rue. A l’entrée des maisons sont posés des seaux à riz, des bols et des baguettes. Chacun se sert à sa guise sans que personne n’y prête attention. Comme j’ai faim, je ne m’embarrasse pas de politesse et, incapable de communiquer par le langage, je prends aussi un bol et des baguettes ; les gens m’encouragent à me resservir. C’est une vieille coutume chez les Miao. Je me suis rarement senti plus à l’aise.

Les chants d’amour commencent au crépuscule. Par groupes de cinq ou six, les jeunes filles descendent sur la berge, les unes forment un cercle, d’autres se tiennent par la main et commencent à appeler leur amant. Le son des chants se répand rapidement dans la nuit tombée. Devant et derrière moi, partout des jeunes filles, un mouchoir ou un éventail à la main, toutes encore avec leur ombrelle. Parmi elles, des petites filles de treize ou quatorze ans, à peine nubiles.

Dans chaque groupe, l’une dirige le chant et les autres l’accompagnent en chœur. C’est presque toujours la plus gracieuse. Que la plus belle soit choisie en premier semble tout naturel.

Le chant de la meneuse de jeu s’élève, suivi par celui des autres jeunes filles, poussé à tue-tête. Parler de chant n’est peut-être pas vraiment exact. Les voix perçantes et claires venues des entrailles, résonnent dans le corps tout entier ; elles s’élèvent depuis la plante des pieds jusqu’au crâne avant d’être expulsées. Rien d’étonnant si on les appelle des « chants volants », ils viennent du fond de l’être. Ils ne sont ni affectés ni forcés. Sans fioriture aucune, ils sont dénués de toute gêne. Les jeunes filles se donnent totalement pour attirer leur amant.peinture

Plus effrontés encore, les garçons se plantent sous leur nez et choisissent celle qui leur plaît comme s’il s’agissait de melons. A cet instant, si elles se sentent regardées, les jeunes filles agitent leur mouchoir ou leur éventail et chantent avec une passion accrue. Si les deux parties s’entendent, le garçon tire la fille par la main. Le marché, fréquenté pendant la journée par des milliers de passants déambulant entre les étals, n’est plus maintenant qu’une immense aire de chant. D’un coup, je sui noyé dans les chants d’amour. Je me dis qu’aux origines de l’humanité on devait se faire la cour de cette manière. Plus tard, la prétendue civilisation a établi une séparation entre pulsion sexuelle et amour. Elle a aussi inventé les concepts de mariage, argent, religion, morale et ce que l’on appelle le poids de la culture. Voilà bien la stupidité de l’espèce humaine.

peinture paysageLa nuit devient de plus en plus noire. Sur le fleuve sombre, les roulements de tambour se taisent et des torches sont allumées sur les bateaux. J’entends soudain appeler « frère ! » en chinois, non loin de moi, me semble-t-il. Je me retourne et vois quatre ou cinq jeunes filles qui chantent d’une voix claire dans ma direction. Elles ne connaissent peut-être que cette phrase en chinois, mais elle suffit pour un appel à l’amour. Je croise un regard fixe et langoureux dans l’obscurité, je suis fasciné et mon cœur se met à battre. D’un coup, je reviens à mes années d’enfance et à mes désirs. Une émotion que je n’avais plus ressentie depuis longtemps brûle en moi. Instinctivement, je m’approche d’elle, à la manière sans doute des jeunes gens d’ici, mais peut-être aussi parce que la lumière baisse. Je vois ses lèvres bouger faiblement, aucun son n’en sort. Elle attend. Ses compagnes aussi ont arrêté de chanter. Elle est toute jeune encore, elle a un visage d’enfant, un front haut, un nez retroussé et une petite bouche. Je sais que, sur un simple geste de ma part, elle me suivra et se blottira contre moi. Elle lève joyeusement son ombrelle. Je ne peux plus supporter cette confrontation qui se prolonge et je hoche la tête avec conviction en riant bêtement. Trop peureux, je me retourne et je m’éloigne sans même oser jeter un regard. Jamais je n’ai connu ce genre d’appel, bien que ce soit justement ce dont j’ai le plus rêvé. Maintenant que l’occasion se présente, je la laisse échapper. Je dois reconnaître que le regard brillant, plein d’attente, de cette jeune fille, avec son nez retroussé, son haut front, sa petite bouche commune à toutes les filles miao, a réveillé en moi une espèce de tendresse douloureuse que j’avais oubliée depuis actrice chinoiselongtemps ; j’ai réalisé que jamais plus je ne ressentirai ce pur amour. Je dois reconnaître que je suis vieux maintenant. Non seulement l’âge et toutes sortes de distances me séparent d’elle, mais même si elle était très proche de moi et même si je pouvais l’entraîner de ma main, le plus grave est que mon cœur est vieux et que je ne peux plus aimer une jeune fille avec fougue, sans penser à rien. Mes relations avec les femmes ont perdu depuis longtemps ce naturel, seul le désir charnel demeure. Même si je recherche le plaisir d’un instant, j’ai peur d’avoir à assumer mes responsabilités. Je ne suis pas un loup, je veux seulement le devenir pour me réfugier dans la nature, mais je n’arrive pas à me débarrasser de mon apparence humaine, je suis une espèce de monstre à peau humaine qui ne trouve nulle part où aller.

orgue a boucheLe son des orgues à bouche s’élève. Au même moment, dans les bosquets de la berge, derrière chaque ombrelle, les couples se blottissent et s’embrassent, s’étendent entre ciel et terre pour sombrer dans leur monde. Ce monde, telle une ancienne légende, est trop éloigné du mien. Amer, je quitte la berge.

Elle a la tête couverte d’un tissu noir, noué comme un turban, un cercle d’argent lui remonte les cheveux sur le sommet de la tête parée d’une coiffure étincelante au centre de laquelle s’ébattent dragons et phénix enroulés ; de chaque côté cinq feuilles d’argent en forme de plumes de phénix s’agitent à chaque geste du pied ou de la main. Sur celles de gauche est noué un ruban bariolé qui pend jusqu’à la taille, dont il souligne la grâce à chaque mouvement. Elle porte une robe serrée dont les larges manches découvrent ses poignets couverts de bracelets en argent. Son corps tout entier est drapé dans le turban et la robe noire. Seul son cou et sa nuque sont visibles parés d’un lourd collier. Son torse est barré par une chaîne de longue vie, aux motifs finement ciselés, dont chaque anneau pend devant la poitrine légèrement bombée.

Elle est parfaitement consciente que cette toilette attire davantage l’œil que les habits multicolores des autres jeunes filles. Sa parure en argent indique son origine aristocratique. Ses deux pieds nus sont, eux aussi, pleins de grâce, et, quand elle se met à danser au son des orgues à bouche, ses bracelets de cheville tintent d’un son cristallin. musicienne

Elle vient d’un hameau de montagne des Miao noirs, blanche orchidée aux lèvres rouges comme le camélia de printemps, laissant voir de fines dents nacrées. Son nez plat enfantin, ses joues rondes, ses yeux rieurs, ses pupilles étincelantes d’un noir de jais, ajoutent à sa splendeur hors du commun.

Inutile pour elle d’aller sur la berge pour attirer un amant. Les jeunes les plus obstinés de chaque village viennent s’incliner devant elle, avec des orgues à bouche deux fois plus haut qu’un homme, décorés de rubans multicolores qui flottent au vent. Gonflant leurs joues, balançant leurs corps, esquissant des pas de danse, ils attirent les jupes virevoltantes à cent plis. Elle, elle se contente de lever légèrement les pieds et de tourner avec une grâce parfaite. Elle oblige les jeunes gens à s’incliner devant elle, à jouer de l’orgue à perdre haleine jusqu’à ce que des bulles de sang écument de leurs bouches. Elle est si fière de voir exalter leurs sentiments à son intention.

feteElle ne comprend pas ce que l’on appelle la jalousie, elle ne connaît pas la méchanceté des femmes, elle ne comprend pas pourquoi les ensorceleuses mélangent des mille-pattes, des frelons, des serpents venimeux, des fourmis et une mèche de leurs propres cheveux avec du sang et de la salive, les enferment dans une jarre avec les sous-vêtements découpés en petits morceaux de l’homme qui s’est montré ingrat avec elles, et enterrent le tout à trois mètres de profondeur. Elle sait seulement que d’un côté du fleuve, il y a un garçon et, de l’autre, une jeune fille qui, à l’âge des amours sont pris de mélancolie. Quand ils se rencontrent sur l’aire où jouent les orgues à bouche, leurs beautés les frappent et les premières pousses de l’amour prennent racine dans leurs cœurs. Elle sait seulement que, lorsqu’en pleine nuit l’âtre est couvert de cendres, que les vieux ronflent et les enfants parlent dans leurs rêves, elle se lève et ouvre la porte arrière de la maison pour gagner pieds nus le jardin. Un jeune homme vient coiffé d’un chapeau à la corne en argent. Il passe derrière la haie et siffle doucement. Au matin, le père appelle neuf fois : s’il appelait trop, la mère se mettrait en colère. S’emparant d’un bâton, il pousse la porte de la chambre, mais il n’y a plus personne sous le lit.  Tard dans la nuit, je m’allonge sous un avant-toit, sur la rive. Les étoiles et les reflets sur l’eau se sont éteints. Fleuve et montagne se confondent dans une même obscurité, le vent frais de la nuit s’est levé, des hurlements de loup retentissent. Effrayé, tiré de mes rêves, je dresse l’oreille. C’est en fait le cri d’un appel à l’amour, terriblement triste, mi-chant mi-hurlement, qui reprend par intermittence. » francois_cheng[1]

P.S. Ceux qui aiment les chants d’amour peuvent se reporter au poème en « commentaire » de l’article ce que vous pouvez encore ignorer et ce que vous pouvez vous dispenser de savoir

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